Sébastien Fath

Historien, chercheur au CNRS, spécialisé dans l’étude du protestantisme évangélique

« Ukraine » vient d’un terme slave qui signifie « frontière ». Baptisée ainsi depuis le XIIe siècle, cette terre, aujourd’hui martyrisée par la guerre, porte bien son nom : frontière géopolitique, frontière religieuse aussi, en particulier entre le monde catholique et le monde orthodoxe. Les catholiques, qui représenteraient environ 15 % de la population, sont bien connus, en particulier en raison de l’histoire singulière des uniates. Le mot renvoie à l’Église grecque catholique ukrainienne, de rite oriental mais rattachée à Rome. Interdite entre 1946 et 1989 par le pouvoir russo-soviétique, cette Église campe désormais paisiblement dans le paysage chrétien ukrainien, regroupant environ 8 % de sa population.

5 % des Ukrainiens

Bien moins identifiés sont les protestants. Présents depuis le XVIe siècle (luthériens, réformés), ils sont aujourd’hui à écrasante majorité évangéliques. Ils rassembleraient environ 5 % des Ukrainiennes et Ukrainiens qui apprécient, dans cette offre chrétienne, simplicité du rite et accent sur l’enseignement. Parmi eux, les Églises baptistes, dont le nombre s’est démultiplié depuis trente ans au point qu’après les États-Unis, l’Ukraine serait aujourd’hui le second pays au monde à compter le plus de baptistes. Ils jouissent d’une grande visibilité et d’une excellente intégration dans les rouages de la société, y compris politique.

À l’image d’Oleksandr Turchynov, baptiste, qui fut président par intérim de l’Ukraine en 2014. Les pentecôtistes ukrainiens ont également le vent en poupe depuis trente ans. Moins connus que les baptistes, ils se sont acquis une certaine légitimité à l’image de Leonid Chernovetskyi, directeur de la grande banque ukrainienne Pravex et maire de Kiev de 2006 à 2012. Ce dernier fréquentait ouvertement l’Ambassade de Dieu à Kiev, mégachurch pentecôtiste fondée par un pasteur nigérian, Sunday Adelaja. Tenants d’un christianisme du choix personnel, l’objectif de ces évangéliques ukrainiens est de former une « communauté des convertis » (1).

Des Églises ciblées par le pouvoir russe en Crimée

Ces Églises locales sont largement ouvertes aux liens transnationaux, notamment avec une abondante diaspora russe et ukrainienne évangélique, partie dans les premières années qui ont suivi la chute de l’Union soviétique (1991). Très attachées à l’individuation des options religieuses, en un mot, à la liberté de choisir, elles ont été particulièrement ciblées par le pouvoir russe, en 2014, après l’annexion de la Crimée.

Pasteurs – surtout pentecôtistes et baptistes – mis à l’amende, assemblées interrompues par la police… Même tableau dans les parties du Donbass contrôlées par les pro-russes, où 40 Églises locales baptistes ont été fermées, ces protestants étant désignés comme des « terroristes ». Des responsables pentecôtistes auraient également été assassinés à Sloviansk en 2014.

Autant de signaux, dans l’histoire récente, qui nous rappellent que ce qui se joue aujourd’hui, en Ukraine, dépasse évidemment l’enjeu de l’appropriation du territoire : au pluralisme politique et culturel, certes perfectible, de la société ukrainienne post-soviétique s’ajoute une solide liberté religieuse dont catholiques comme protestants ont profité. Des libertés qui sont aujourd’hui une « frontière » de plus à défendre.

(1) Catherine Wanner, Communities of the Converted, Ukrainians and Global Evangelism, Cornell University Press, 2007.